Que reste-t-il des sites industriels qui ont définitivement fermé leurs portes ? Souvent considérés comme des verrues dans le paysage, ces amas de briques et de rouille béants écornent souvent les abords des grandes villes. Certaines, pourtant, ont eu la chance d’être préservées pour des raisons de protection du patrimoine, jouant un rôle de mémoire de l’industrialisation du XXe siècle. Dans cet article, nous vous invitons à pousser avec nous les portes d’une centrale électrique en sursis.
Nous sommes au beau milieu de notre road-trip allemand et l’après-midi, en cette saison, est proche de sa fin. La journée a été bien remplie avec la visite du "Petit Moscou" et pourtant, elle est loin d’être finie. Après avoir avalé un certain nombre de kilomètres, nous voyons se découper à l’horizon la silhouette un peu lugubre de notre dernier rencard de la journée : la Centrale Miraculée . Ses deux cheminées toujours debout percent le ciel. Bien que nous ayons rendez-vous, nous ne savons pas trop quoi en attendre. Dans la voiture, l’excitation monte pour P. et nous au fur et à mesure que l’immense complexe se rapproche.
Nous voilà garés à l’intérieur de la cour du site. Il y a une autre voiture mais pas âme qui vive. Notre contact s’appelle T. mais il n’y a aucune trace de lui. Comme on ne sait jamais sur qui on peut tomber sur ce genre de site, à fortiori dans un pays dont on ne maîtrise pas la langue, nous faisons un peu de bruit et forçons nos voix pour signaler notre présence. Sans résultat. Après 20 minutes de recherches autour des bâtiments principaux et une rencontre nez-à-nez un peu surréaliste avec un transporteur en train de charger du matériel de musique dans un camion, nous finissons par voir approcher T. Il titube un peu, la mine pas fraîche, mais l’œil est sympathique.
Il nous explique que les derniers jours – et surtout les dernières nuits – ont été longues car des concerts avaient lieu dans certaines parties de la centrale désaffectée et qu’il a un peu abusé pour célébrer la dernière nuit de ce mini festival. Ça, nous l'avions bien deviné ! Il nous entraîne à travers les étages administratifs, jusqu’à la salle de contrôle pour laquelle nous avons fait le déplacement en nous expliquant l’historique du lieu dans son anglais aussi titubant que sa démarche. Il est clairement passionné par le lieu et se transforme en moulin à paroles, à tel point que nous commençons à prendre peur : la lumière ne va pas tarder à tomber. Après un tour passionnant de près de 40 minutes, il nous laisse quartier libre.
Pendant que P. va régler son compte à l’immense turbine, nous investissons l’ancienne salle de contrôle éclairée par un magnifique puit de lumière très Art déco. Les couleurs de cet endroit nous fascinent depuis des mois lorsque nous en avons découvert les premiers clichés. Aujourd’hui nous y voilà à admirer les vieux téléphones, la multitude de boutons, de leviers et de voyants qui n’ont pas bougé d’un iota depuis près de 30 ans.
Construite en 1926, cette centrale électrique incarnait à l’époque la pointe de la modernité. Un fleuron technologique qui permit de donner du travail à la majorité des habitants de la région. Outre sa modernité, c’était également la plus grande centrale de sa catégorie en Europe. Une fierté donc qui explique certainement que des efforts suffisants aient été fournis pour assurer sa sauvegarde après l'arrêt de toute activité sur le site.
Nous intervertissons de place avec P. qui passe dans la salle de contrôle pendant que nous nous postons devant l’imposante turbine que l’on pourrait croire neuve tant elle est bichonnée. Même si cet environnement est loin des urbex poussiéreux et sentant le moisi auxquels nous sommes habitués, l’expérience n’en est pas moins impressionnante. Ce que les clichés ne montrent pas, c’est les coulisses de cette prise de vue : derrière nous, quelques techniciens démontent une scène sur laquelle était juché un piano pour les concerts des jours précédents. Ça aussi, c’est très inhabituel pour nous !
Après la Seconde Guerre mondiale, la centrale est fermée en conséquence des changements profonds survenus dans l’ordre mondial. Ce sont les Soviétiques qui la récupèrent, comme toute cette ancienne région d’Allemagne de l’Est, et la remettent en marche. Ici pourtant, peu de traces persistent de la présence Russe, contrairement à de nombreux autres sites que nous avons visités au cours de notre séjour. Comme si la centrale n’avait jamais perdu son identité première ou – et c’est plus probable – comme si un coup d’éponge avait été passé sur cette partie de son histoire.
Nous passons dans la partie industrielle du complexe. Un changement radical d’atmosphère : là où les espaces administratifs sont proprets et offrent une apparence parfois muséale, ici, les machines semblent être tombées en sommeil sans qu’on ne s’en soucie. Recouvertes de poussières, colonisées par les araignées, rongées par une rouille avide, les consoles de contrôle des machines racontent une autre histoire, celle d’hommes dont le labeur ici était quotidien. Autre choc pour les visiteurs que nous sommes : ici aucun concert n’a eu lieu, nous sommes seuls au cœur des cet immense bête métallique plongée en pleine léthargie.
Après sa mise en service en 1927, la centrale connaît encore deux phases de construction qui lui permettent d’augmenter sa capacité de production. Sa deuxième cheminée, notamment, mesurant 120 m de haut est construite entre 1940 et 1941.
La centrale était alimentée grâce à l’extraction de lignite dans une mine toute proche avec laquelle les gestionnaires avaient passé un accord à long terme. Le pic de leurs activités respectives est atteint dans les années 1950. Aujourd’hui, le spectacle auquel nous assistons est celui d’un silence implacable qui s’est abattu sur la chaufferie ou le vacarme, à l’époque, devait être assourdissant.
Cathédrale de verre, de briques et d’acier, le lieu inspire aujourd’hui un certain recueillement. Au beau milieu de ses entrailles rouillées, nous nous sentons tout petits, presque à sa merci, comme si la bête pouvait d’un coup sortir de son sommeil et nous avaler pour de bon. Bravant le vertige, nous nous hasarderons pourtant sur ses passerelles aériennes pour prendre un peu d’altitude et l’admirer de plus haut. Le vide sous nos pieds est saisissant.
Nous sortons de la chaufferie et entrons dans un bâtiment adjacent où l’obscurité règne en maître. Peut-être ne devrions-nous pas être là mais T. ne nous a donné aucune consigne ni limite et nous voulons profiter au maximum de notre exploration. Nous finissons par découvrir des rails que nous remontons jusqu’à trouver ce train immobilisé à sa destination finale. Autrefois, c’est lui qui reliait la centrale à la mine de lignite et permettait de faire fonctionner les immenses turbines. À présent, sa silhouette au fond de ce tunnel nous fait penser à certains films post-apocalyptiques, les zombies en moins.
Quelques années avant l’effondrement de l’Empire soviétique et la chute de Mur, la centrale est placée sous la Protection des Monuments. Récupérée par la ville au départ des Russes, cet imposant héritage devient vite un fardeau d’État, car des investissements colossaux sont nécessaires à sa modernisation - l'ère du charbon étant définitivement révolue, un passage au gaz naturel s'impose requérant de nombreux aménagements. Elle est désaffectée en 1992 et tombe alors dans une période de léthargie de 10 ans. Alors qu’elle aurait pu sombrer définitivement, en 2001, des investissements sont faits pour assurer sa sauvegarde. Le lieu est aménagé dans un but éducatif – les écoliers de la région le visitent avec leur classe – mais aussi événementiel, comme en atteste le festival qui s’est tenu les jours précédant notre visite.
Après avoir arpenté ces dédales obscurs où ne résonnent que le bruit de nos pas et nos voix étouffées, nous retrouvons enfin l’air frais. Au-dehors, la lumière a chuté mais il fait tout de même plus clair que d’où nous venons. La bête a fini par nous recracher sans rien nous faire et nous sommes tous les trois de bonne humeur, électrifiés par cette visite peu banale.
Nous retrouvons T. qui nous attend – ou fait un somme – dans son cabanon de gardien. Nous échangeons encore quelques mots avec lui, sa passion pour le lieu – et son petit faible pour P. – font plaisir à voir. Nous remontons en voiture, amusés comme des gamins. De nombreuses autres visites nous attendent encore durant ce voyage et autant d’anecdotes. Dans le rétro, la silhouette de la centrale se fait toute petite. Ses cheminées ne fument plus, fièrement dressées vers le ciel semblables à deux bras levés qui remercient d’avoir échappé de peu à la destruction.
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