C’est un château marqué par la rage et la révolution que nous nous apprêtons à visiter aujourd’hui. Pourtant, alors que nous approchons sans pouvoir encore le distinguer en cette fin d’après-midi très chaude pour la saison, la campagne est on ne peut plus paisible. Il n’y a pas un bruit aux alentours, pas une voiture qui passe sur la route secondaire, pas un seul moteur de tracteur qui s’active au loin. À bien y réfléchir, cette ambiance ressemble un peu à un lendemain de bataille, lorsque le silence écrasant reprend le dessus sur le fracas et les cris.
Après nous être faufilés à travers la végétation, nous y voilà : un portail rouillé cadenassé, une grille percées de trous, et une végétation sauvage qui entoure ce château allongé à l’italienne qui apparaît de plein pied. En nous approchant, nous constatons qu’un passage pareil à un mini pont surplombe un fossé où est enfoui l'étage inférieur et permet d’accéder à l’entrée. C’est parti pour du grand, grand spectacle !

La comparaison avec le style italien ne s’arrête pas à l’extérieur. Une fois arrivés dans ce splendide hall d’entrée, dépourvu d’escalier car le château ne compte aucun étage supérieur, nous avons immédiatement l’impression de visiter un palais du nord de l’Italie, la faute sans doute aux pierres blanches, aux niches qui abritaient autrefois des statues de marbre et aux bordures qui courent tout en haut des murs surmontés d’enroulements élégants. L’atmosphère ici aussi est paisible et presque chaleureuse malgré cet air cru et un peu transperçant qui hante tous les lieux abandonnés.

Un château médiéval existait déjà à cet endroit sous Louis XIV qui en fit un marquisat pour honorer un de ses meilleurs officiers. C’est sur ce domaine en ruine que la construction du château actuel démarre en 1775. Mais à peine le toit posé, la Révolution éclate, interrompant net les travaux et compromettant l’avenir du lieu…

La quiétude actuelle du lieu, que seul le bruit de la peinture écaillée qui tombe sur le plancher et le ballet de quelques chauves-souris vient troubler, ferait presque oublier les événements de 1789. Assoiffés de vengeance, les paysans enragés saccageront et incendieront partiellement le château. Il sera ensuite laissé à l’état de ruine durant près d’un demi-siècle. La famille M. qui le racheta alors fit plus que le sauver : elle lui donna la grandeur qu’il n’avait jamais eu le temps d’acquérir.

Nous passons ici de longues minutes, peut-être même une demi-heure, dans ce petit-salon tant il y a de choses à admirer. Les rideaux parfaitement harmonisés avec la tapisserie, les boiseries surplombant la cheminée, le vieux tourne-disque, les bonbonnières et les livres disposés sur le guéridon comme si la Marquise venait juste de quitter la pièce pour vaquer à d’autres occupations. La douceur de vivre est ici plus flagrante que dans d’autres lieux que nous avons eu l’occasion de visiter.


La pièce voisine nous éblouit tout autant. Combinaison parfaite de grandeur passée et de déclin, ce salon dégage une atmosphère plus masculine. On l’imagine comme le salon/bureau du Maître de maison. L’endroit où il pouvait s’installer pour lire le journal du matin ou prendre un verre avec ses invités. Ici aussi, le plâtre du plafond s’affaisse par endroits, maculant les nombreux livres et le mobilier en bois d’une couche de poussière blanche.


Nouvelle pièce, nouvel enchantement : cette chambre aux murs vieux rose dégage la douceur d’une pouponnière. Chaque nouvelle porte que nous poussons nous fait prendre conscience de la chance que nous avons d’être ici, de voir ça, d’avoir ça juste pour nous, sans le moindre bruit pour troubler notre émerveillement. C’est un plaisir rare et nous le savourons.

Passionnée d’architecture et de restauration, Madame M. qui récupère donc le lieu avec son mari en 1834 aura à cœur de le reconstruire en respectant scrupuleusement les plans initiaux du Marquis : plafonds à caissons, cheminées sculptées, colonnes grecques. Le château renait de ses cendres grâce à la dévotion de la famille qui le conservera durant près de 200 ans, c’est-à-dire jusqu’à son abandon.


La cuisine, pièce souvent peu intéressante en urbex, est ici magistrale : plafond haut, murs en pierre du pays, large âtre et ustensiles d’époque. Le tout baigné par la douce lumière du soir qui filtre à travers les fenêtres à croisillon et semble réveiller les objets d’une longue apathie. Vestige de l’histoire de la famille, ces nombreuses bouteilles de vin qui ont été disposées sur la table par d’autres avant nous. Elles font écho à l’activité de vigneron lancée par la dernière génération qui s’était retirée ici dans les années 1980 après une carrière remarquable dans la diplomatie.


L’inconvénient de ces châteaux tout en longueur, c’est qu’on y marche beaucoup ! Pour explorer l’aile gauche, nous repassons bien entendu par le hall principal et en admirons à nouveau ses deux faces en essayant de nous représenter ce qu’il devait être à sa belle époque.


Nous arrivons à cette impressionnante pièce, ornée de lumineux rideaux jaunes, qui devait autrefois servir de salle à manger. Le déclin prend ici toute sa mesure. Partiellement effondré, le plafond semble avoir été épluché comme un oignon, laissant apparaître les combles. Deux duchesses sont toujours disposées de part et d’autre de la cheminée, le miroir au-dessus de la cheminée est encore intact à l’instar des deux lustres. Mais pour combien de temps encore ?


En traversant tout droit cette salle-à-manger effondrée, nous arrivons à une succession de chambres aux ambiances fort différentes. De la première, très masculine et noble qui semble meublée pour un patriarche, nous passons à une chambre double aux lits jumeaux peut-être occupés par la jeune génération lors de week-ends en famille. Nous avons compris à travers les correspondances qu’au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, les M. se partageaient entre le château, la capitale et de longs séjours à l’étranger pour les activités diplomatiques de Monsieur.

La retraite du couple et l’activité viticole qui dura jusqu’au milieu des années 1990, semblent indiquer que les dernières années de leur vie ont principalement été passées au château. Et on les comprend aisément tant il est évident, aujourd’hui encore, qu’il devait y faire bon vivre ! Nous arrivons dans la dernière chambre de cette aile, meublée seulement d’un superbe lit en bois sculpté. Les dernières pièces nous attendent avant que la lumière ne nous quitte. Nous hâtons un peu le pas.


Cerise sur le gâteau, ce magnifique billard trônant seul au milieu d’une pièce et qui a dû voir se disputer des parties passionnées, mélangeant les générations. Décidément, malgré l’état de délabrement du château, les images qui nous viennent en tête sont toutes plus heureuses les unes que les autres. Le ressenti est souvent un bon indicateur du vécu d’un lieu.

Alors que nous avons déjà remballé notre matériel et que nous sommes prêts à mettre les voiles, nous réalisons que nous avons oublié cette petite chambre dissimulées à côté du hall d’entrée. Elle vaut pourtant bien quelques clichés et nous ressortons donc le tout. Ici de nombreuses lettres de toutes les époques sont dispersées. La plus récente est datée de 1998. Nous situerons l’abandon entre cette date et la première décennie du nouveau millénaire. Un héritage difficile ou des difficultés financières liées à la liquidation de l’entreprise viticole pourraient expliquer la situation actuelle du château, mais comme souvent nous ne pouvons jurer de rien.

Cette fois, nous avons fait le tour de toutes les pièces. L’émerveillement est à son paroxysme, la fatigue également après plus de 2h30 de visite. Nous ressortons avec précaution et prenons encore le temps de faire le tour extérieur pour apprécier l’architecture des façades. Lors de son érection au XVIIIe siècle, le château se voulait une reproduction du Petit Trianon de Versailles. Nous en avons les yeux qui brillent…
De retour sur la route secondaire, avançant vers la voiture et la perspective d’une douche méritée, nous échangeons nos premières impressions. Une chose nous met d’emblée d’accord : ce Château des Enragés est probablement l’un des plus beaux lieux que nous avons eu le privilège de découvrir. En espérant qu’il vous aura fait rêver tout autant que nous…
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