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L'Oeil de Nairi

Parmi les lieux abandonnés les plus intimidants, les sites militaires occupent sans conteste la première place, suivis de près par les châteaux historiques à la stature souvent fière et imposante. Pour être complet, il nous faudrait ajouter à la liste les bâtiments d’étude scientifique tels que le Laboratoire aux Cent Microscopes ou ce Télescope de Naïri complètement hallucinant que nous nous apprêtons à vous faire découvrir.


Plantons d’abord le décor : nous sommes en plein milieu de notre road trip parcourant l’Arménie et la Géorgie, un voyage dont nous rêvons depuis longtemps à l’idée de découvrir ces deux pays spectaculaires. Quelques semaines avant le départ, nous décidons d’y ajouter une touche urbex, sachant que de nombreuses pépites sommeillent dans le Caucase. L’une d’entre elles, parmi les plus folles est ce télescope qui paraît à la fois accessible et dangereux. Décidés à ne pas prendre de risques inutiles, surtout dans ce pays complexe dont nous ne parlons pas la langue, nous avons anticipé notre visite et demandé un laisser-passer. Ce qui se résume ici en une phrase, cache en fait d’interminables échanges de mails et tractations afin d’obtenir le saint-graal. Quelques jours avant, celui-ci n’est pas encore acquis et ce n’est que la veille que nous recevons notre autorisation à la faveur d’un wifi faiblard. Enfin, nous pouvons partir à la conquête de ce lieu incroyable.

Au 5e jour de notre séjour en Arménie, nous sommes habitués aux routes cahoteuses qui feraient passer le hors-piste pour une promenade de santé. Mais depuis le début de journée, nous sommes confrontés aux pistes les plus accidentées qu’on puisse imaginer et dans l’habitacle on se trémousse malgré nous comme deux blocs de gelée. Jusqu’ici toutes nos explorations ont été des succès, mais malgré le laisser-passer en notre possession, nous approchons du poste de garde avec une boule au ventre.   

Après une étude minutieuse et interminable des documents, le vieux gardien ouvre la grille et nous fait un signe autoritaire d’avancer – l’accueil local. Nous ne savons pas vers où ni à quelle condition car après avoir refermé la grille, il retourne à son poste et nous laisse libres de nos mouvements, une heureuse surprise ! Après avoir roulé à travers la vaste base scientifique où les routes sont peu à peu envahies par la végétation, nous arrivons à l’Eldorado : la salle de contrôle qui surplombe le vertigineux télescope de 54m de diamètre.  

En gravissant l’escalier, nous découvrons cette salle de contrôle dont nous rêvions. L’atmosphère est paisible, le silence total et les émotions que nous ressentons sont difficiles à exprimer tant on a l’impression d’être plongés dans un univers irréel. Comme ces films pour enfants où les héros sont propulsés dans un monde parallèle féérique. Les murs roses, les larges fenêtres baignées de lumière et les fresques soviétiques colorées nous provoquent le même effet.

Par la fenêtre de la salle de contrôle, le radiotélescope se dévoile gigantesque, prêt à nous engloutir si nous nous penchons trop. Loin d’être un gadget d’un autre temps, cet outil scientifique est l’un des plus performants au monde. Sa fonction était de capter les ondes radioélectriques émises par les astres du système solaire. Plus sensible qu’un télescope optique, un radiotélescope permet de distinguer des corps célestes invisibles au premier. C’est ainsi qu’il enregistra durant sa période d’activité, l’explosion d’une étoile qui fut largement documentée dans les revues scientifiques d’URSS.

Seuls les clics de l’appareil photo brisent le silence. Bien que pour une fois nous soyons autorisés à être ici, nous n’échangeons presque aucune parole, trop happés par l’atmosphère atypique du lieu. L’initiative de ce centre de recherche scientifique revient à H., un physicien et ingénieur prestigieux qui soumet l’idée dès la fin des années 60. Après plusieurs retards, les travaux ont lieu entre 1980 et 1985 avant que le radiotélescope n’entre en service en 1986.

La fresque naïve aux couleurs chatoyantes attire sans cesse notre regard et on y découvre à chaque fois de nouveaux détails. Le télescope bien sûr accolé à une ville arménienne, les monts alentours, la figure de Dieu en plein centre, le soleil qui domine tout et la figure de la justice discrètement placée en haut à gauche.

Face à elle, le tableau des fuseaux horaires rappelle l’ère soviétique qu’a connue l’Arménie durant 70 ans. Ici, la langue arménienne est inexistante, écrasée par l’alphabet cyrillique. On remarque que toutes les indications du tableau ont été enlevées, même si l’empreinte laissées par certaines d'entre elles permet encore la lecture (si nous comprenions le russe).

Le destin du radiotélescope est intimement lié à celui de l’URSS. En effet, à l’aube des années 1990, le rideau de fer tombe, marquant la dislocation de l’empire soviétique. L’activité du centre de recherche est alors arrêtée après seulement quatre années d’existence. Largement financé par Moscou, le projet est menacé de disparition. Mais en 1995, après une modernisation de l’équipement, H. relance l’activité et la maintiendra jusqu’à sa mort en 2008.

Nous partons explorer le reste du bâtiment : là un petit salon meublé d’un canapé vert et d’un piano, ici une large salle d’attente décorée de photographies et de maquettes du radiotélescope. On imagine les rendez-vous qui ont dû avoir lieu avec la « Mafia scientifique de Moscou » lorsque l’avenir des lieux a été évoqué. Bien qu’à nouveau indépendante, l’Arménie n’a pas les moyens de se couper de son gigantesque voisin du nord sous le joug duquel elle reste toujours à l’heure actuelle et sur lequel elle compte pour la protéger de ses ennemis azéris et turcs.

Attirés par ce cadran solaire daté de 1987 – un an après la mise en service du radiotélescope -, nous sortons explorer les alentours du bâtiment. Le complexe est énorme, composé d’une dizaine d’immeubles austères dont certains sont ouverts et nous permettent d’assouvir notre curiosité. Le silence est total, tout au plus entend-on de temps en temps un animal fuir à travers les herbes hautes. Au loin, un second télescope en piteux état domine l’ensemble de sa silhouette décatie. Il y a quelque chose de réellement bizarre et presque inquiétant à évoluer seuls au milieu de tout cela.

L’activité du site cesse pour de bon en 2012 et depuis lors, malgré un combat acharné mené par la nièce du scientifique pour relancer le colosse endormi, rien n'a pu aboutir. Aujourd’hui après plus de dix ans d’inactivité, le radiotélescope a cumulé de nombreuses avaries et nécessite une modernisation drastique qui réclame un investissement considérable de la part du gouvernement. L’instabilité du pays et le manque de décision sur le sujet risquent donc de plonger ce lieu fascinant dans le noir absolu et de gâcher une infrastructure qui fut, à son époque, à la pointe de la technologie.

Nous repassons brièvement dans la salle de contrôle, comme pour lui dire au revoir et nous imprégner une dernière fois de son atmosphère surannée. En remontant en voiture, nous sommes à la fois euphoriques et sonnés par l’énormité de ce que nous venons de voir. Nous qui nous attendions à une visite strictement encadrée avons profité d’un total sentiment de liberté et d’isolement. C’était inespéré.


En repassant devant le poste de garde, nous saluons le gardien qui nous ouvre et lui adressons un « Shnorhakalut’yun » (merci) auquel il ne répondra pas. Peu importe, nos cœurs sont gonflés par le sentiment du devoir accompli et le privilège de cette visite hors du temps. Contrairement à de nombreux autres lieux abandonnés suite à l'effondrement de l’URSS, celui-ci n’est pas encore définitivement condamné et une lueur d’espoir subsiste. De quoi sera fait son avenir ? Aujourd'hui, seuls les astres peuvent le dire.


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