Notre quête d’aventure nous conduit parfois à découvrir des endroits atypiques, hautement improbables. Certains mêmes nous paraissent impossibles, imprenables, jusqu’à la dernière minute. Et pourtant, il y a des jours où la chance est de notre côté. C’est ainsi qu’au terme de notre road trip d’exploration au Portugal, nous avons eu le privilège de fouler le sol en damier de ce magnifique laboratoire d’analyse, baignant dans une ambiance surannée à nulle autre pareille.
C’est la fin de trois jours intenses qui nous ont menés dans des lieux emblématiques de l’urbex portugais dont nous rêvions depuis longtemps. Galvanisés d’avoir juste avant réussi l’exploration d’une prison réputée compliquée, nous nous rendons vers notre dernier spot avant d’attraper notre vol retour. Notre binôme ne croit guère au succès de cette dernière infiltration, au contraire de P. qui nous accompagne, et pour cause : situé en pleine ville, où nous arrivons à midi, le laboratoire circule peu dans le milieu et il nous paraît inconcevable que son accès soit encore ouvert. Et pourtant…

Après nous être faufilés dans un trou de souris à grand renfort de contorsions, nous arrivons dans le bâtiment historique construit en 1899. Ce qui nous frappe immédiatement, c’est l’ampleur des lieux et leur état impeccable : les plafonds sont vertigineux et de nombreuses machines et ustensiles scientifiques remplissent encore les salles. Aucun doute, nous sommes chanceux de voir cet endroit en l’état.

C’est le vaste laboratoire qui se dévoile à nous en premier. Entièrement vitré vers l’intérieur comme vers la rue très passante qui longe le bâtiment, il est baigné dans une lumière qui facilite notre prise de vue. Les éprouvettes et les flacons de toutes les couleurs disposés sur les étagères achèvent le travail pour nous : l’endroit est photogénique sans avoir à rien toucher. On dirait que les scientifiques ont juste pris leur pause de midi et vont revenir s’affairer d’un moment à l’autre. Au début, cette sensation nous met un peu mal à l’aise, mais l’atmosphère paisible d’un autre temps qui règne ici parvient bientôt à nous tranquiliser.

Parmi tous ces objets d’analyse, ces microscopes Reichert alignés au garde à vous attirent immédiatement notre attention. Nous nous étonnons de leur présence ici, compte tenu de leur qualité et de leur valeur. Notre étonnement ne fera que grandir quand, au fil de la visite, nous découvrirons qu’il n’y en a pas que quelques exemplaires, mais bien une centaine, laissés là à attendre un nouveau destin.

Malgré la présence des passants dans la rue et de bâtiments occupés à quelques mètres, nous nous approchons en douce de ces appuis de fenêtre où les microscopes et les éprouvettes côtoient les machines à écrire d’époque. Sans les bruits extérieurs qui nous parviennent à travers le vitrage, nous pourrions nous imaginer au début du XXe siècle à l’aube de la première guerre, dans cette période à la fois troublée et riche en découvertes et en avancées techniques.

Nous nous aventurons plus loin dans le bâtiment et empruntons ce couloir sombre où le déclin et l’abandon commencent à se faire un peu plus visibles. Le haut plafond verdit irrémédiablement alors que le sol se macule d’une tache assortie. Pourtant, il garde encore son cachet, sa prestance un peu intimidante, peut-être renforcée par les imposantes bibliothèques vitrées en bois qui forment comme une haie d’honneur. Sur les côtés, des pièces sont remplies de documents de l’ancien centre d’analyse laissés là. Nous tomberons également nez-à-nez avec un impressionnant coffre-fort dont l’apparence massive suffit à la fois à décourager les indiscrets tout en piquant leur curiosité.


Nous faisons irruption dans cette impressionnante salle, celle que nous tenions absolument à photographier et que nous appelions à tort « la morgue ». En fait de morgue, il s’agit d’une salle de dissection utilisée pour la recherche et les analyses. Créé à la fin du XIXe siècle, ce centre de recherche biologique avait pour but d’étudier la rage humaine suite aux travaux de Pasteur et de la diphtérie. C’est peu dire que des pages importantes de l’histoire scientifique se sont écrites entre ces murs et certainement dans cette pièce en particulier. Aussi curieux que cela puisse paraître, nous restons un instant captivés, happés en silence par la beauté de cette salle. Même si beaucoup y verront une atmosphère dérangeante ou glauque, c’est pourtant l’exact opposé qui nous traverse alors.

Bien plus atteint par les affres du temps, le bâtiment montre ici des signes évidents de faiblesse. Une partie des murs s’est effritée, semant un mélange de plâtre et de pierre sur le matériel scientifique. De l’autre côté de la vitre, la végétation semble partie à l’assaut de l’édifice, résolue à y pénétrer tôt ou tard.


Les fioles et les éprouvettes se mêlent en vrac aux ciseaux rouillés et aux microscopes (qui jalonnent notre visite comme un véritable fil rouge). Parmi tous ces objets scientifiques, un intrus s’est pourtant glissé : un lézard momifié, arrivé là par hasard ou sorti de son formol suite à l’éclat de son récipient, nous n’avons jamais pu le déterminer (mais nous comptons sur vous pour le trouver sur la photo!).

Nous gravissons l’escalier en bois pour aller découvrir les pièces du premier étage. Ici encore le prestige d’antan subsiste, que ce soit dans les vitraux qui diffusent leurs rais de lumière colorés dans l’enceinte du bâtiment ou dans l’illustre présence d’un bactériologiste de la fin du XIXe siècle dont le portrait jaillit hors du mur. Nous nous sentons à la fois tout petits et privilégiés ce qui nous procure un sentiment grisant, une excitation fréquente en urbex.

En haut de l’escalier, outre d’anciens bureaux vidés de leur contenu – ici même les lourdes bibliothèques en bois ont été retirées avec les milliers d’archives qu’elles contenaient – et des salles où sont stockées du matériel informatique (les nostalgiques du début de l’ère du numérique seraient aux anges de voir ce cimetière fait de tours et d’écrans massifs grisâtres), nous déboulons sur cette salle de recherche tout en longueur. En fait, elle est tellement longue qu’elle parcourt presque toute la longueur du bâtiment. De là nous avons une vue sur une partie de la ville que nous passerons sous silence par souci de discrétion.

C’est là que s’alignent également des dizaines de boîtes en bois contenant des microscopes semblables à ceux que nous avons déjà pu observer jusqu’alors. On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi tout ce précieux matériel est resté stocké ici tout ce temps. Les lieux ont été occupés jusqu’en 2008, date à laquelle un inventaire a été fait. L’activité du laboratoire ayant été transférée ailleurs, le bâtiment historique doit être conservé mais sa nouvelle affectation n’a pas encore été déterminée. Depuis plus de dix ans, il est donc laissé à la dérive, malgré les trésors qu’il contient encore et ses qualités architecturales et historiques intrinsèques.

Nous évitons ici les fenêtres car de nombreux immeubles nous entourent et nous pourrions avoir vite fait d’être repérés par un voisin ou un employé d’une entreprise proche. Sur le toit d’un des immeubles, un petit groupe d’hommes discute d’ailleurs en fumant des cigarettes. Nous ferons profil bas pour passer sous la tablette de fenêtre et ainsi continuer notre exploration.

Dernière pièce de l’étage, cette salle de classe semble ne pas avoir bougé depuis des décennies – abstraction faite de la mention à la craie sur le tableau, laissée par un autre explorateur avant nous. On imagine aisément les cerveaux qui ont défilé sur ces bancs, participant à la recherche et contribuant à faire reculer certaines des infections les plus redoutées de l’époque – on a tendance à oublier aujourd’hui les ravages de la rage et de la diphtérie au début du siècle.
Après deux heures d’exploration, il est temps pour nous de laisser les lieux revenir à leur silence absolu. Pourtant, on ne se lasse pas d’arpenter ces couloirs et de découvrir ici un rapport oublié, là un ustensile dont l’usage nous échappe. L’urbex nous fait souvent évoquer le voyage dans le temps, mais ici, le dépaysement et l’émerveillement sont absolus tant l’univers qui a été laissé derrière est riche à tous points de vue.
Alors que nous sortons pour retrouver l’air frais, nous réalisons tous les trois ce que nous venons de vivre et une certaine euphorie nous emporte. Cette visite clandestine restera à n’en pas douter, l’une des plus belles de notre séjour portugais.
(Photos d'époque):
N’hésitez pas à visiter notre page et nous suivre sur Instagram: @silent_explorers et Facebook : Silent Explorers Urbex
Comments